4

La nuit du 8 au 9 août 1996 fut l’une des plus longues de la vie de Kurt Wallander. Au petit matin, lorsqu’il sortit de l’immeuble de Lilla Norregatan d’un pas mal assuré, il croyait encore avoir été plongé par erreur dans un cauchemar incompréhensible.

Pourtant, tout ce qu’il avait été contraint de voir au cours de cette nuit interminable était réel. Et cette réalité était terrifiante. Au cours de sa carrière, il avait souvent eu l’occasion de contempler les vestiges d’un drame sanglant. Jamais encore il n’en avait été affecté si profondément. En forçant la porte de l’appartement de Svedberg, il n’avait aucune idée de ce qui l’attendait. Il redoutait le pire. Mais c’était encore pire que ça.

Il était entré sans bruit dans l’entrée, comme s’il pénétrait en territoire hostile, Martinsson sur ses talons. Le vestibule était plongé dans le noir, mais la lumière brillait dans le séjour. Ils étaient restés un instant immobiles. Wallander perçut le souffle inquiet de Martinsson dans son dos. Puis il avança jusqu’à la porte du salon et recula si brusquement qu’il se cogna à Martinsson ; celui-ci dut se pencher pour regarder à son tour.

Un long gémissement lui échappa. Wallander ne l’oublierait jamais. Martinsson gémissant comme un enfant devant la chose incompréhensible qui gisait devant eux.

C’était Svedberg. Une jambe reposait sur les débris du dossier d’un fauteuil renversé. Son corps était bizarrement tordu, comme s’il n’avait jamais eu de colonne vertébrale.

Wallander resta pétrifié sur le seuil, figé dans sa propre épouvante. Sur le moment, tout avait été parfaitement clair.

C’était Svedberg. Et il était mort. L’homme avec lequel il travaillait depuis tant d’années gisait par terre devant lui, complètement tordu, et il n’existait plus. Il n’occuperait plus jamais sa place habituelle autour de la table dans l’une ou l’autre des salles de réunion, à se gratter le crâne avec la pointe d’un crayon.

Svedberg n’avait plus de crâne. La moitié de la tête était arrachée.

À côté de lui, un fusil de chasse à double canon. Il y avait des éclaboussures de sang jusque sur le mur, à plus de deux mètres du fauteuil renversé.

Wallander contemplait la scène sans bouger, le cœur battant. L’image ne le quitterait plus jamais. Svedberg mort, la tête déchiquetée, un fauteuil renversé et un fusil sur un tapis à rayures rouges et bleu pâle.

Une pensée confuse lui traversa l’esprit. Svedberg était enfin délivré de sa peur panique des guêpes.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

La voix de Martinsson tremblait ; Wallander comprit qu’il était sur le point de fondre en larmes. Pour sa part, il était encore loin d’une telle réaction. Il ne pouvait pleurer devant ce qu’il ne comprenait pas. Et ce qu’il avait devant lui était incompréhensible. Svedberg mort ? Impensable. Svedberg était un policier de quarante ans qui devait siéger le lendemain à sa place habituelle dans la prochaine réunion du groupe d’enquête. Svedberg avec sa calvitie, sa peur des guêpes, et son sauna rituel en solitaire au sous-sol du commissariat tous les vendredis soir.

L’homme étendu là ne pouvait pas être Svedberg. C’était un autre, qui lui ressemblait.

Wallander jeta instinctivement un regard à sa montre. Deux heures et neuf minutes. Ils s’attardèrent quelques instants sur le seuil du séjour. Puis ils retournèrent dans le vestibule. Wallander alluma le plafonnier. Martinsson tremblait. Il pensa que lui-même devait faire une tête affreuse.

— C’est l’alerte maximale, dit-il.

Il y avait un téléphone sur la table de l’entrée. Mais pas de répondeur. Martinsson s’apprêtait à soulever le combiné lorsque Wallander le retint.

— Attends. On doit réfléchir.

Réfléchir à quoi ? Peut-être attendait-il un miracle, que Svedberg surgisse derrière eux, prouvant que ce qu’ils venaient de voir n’avait aucun rapport avec la réalité.

— Tu connais le numéro de Lisa Holgersson ?

Martinsson était célèbre pour sa mémoire incroyable des adresses et des numéros de téléphone.

Ils étaient deux, dans l’équipe, à posséder une mémoire exceptionnelle. Martinsson et Svedberg. Maintenant, il n’y avait plus que Martinsson.

Il récita le numéro. Il bégayait. Wallander composa les chiffres sur le cadran. Lisa Holgersson décrocha à la deuxième sonnerie. Elle devait avoir un téléphone à côté de son lit.

— C’est Wallander. Désolé de te réveiller.

— Qu’y a-t-il ?

Elle ne dormait plus du tout.

— Je crois que tu dois venir. Je suis à l’appartement de Svedberg avec Martinsson. Svedberg est mort.

Il entendit un bruit étouffé à l’autre bout du fil. Puis un silence.

— Que s’est-il passé ?

— Je n’en sais rien. En tout cas, il a été abattu.

— Tu veux dire que ce serait un meurtre ?

Wallander pensa au fusil.

— Je ne sais pas. Meurtre ou suicide, je ne sais pas.

— Tu as parlé à Nyberg ?

— Je voulais t’appeler d’abord.

— Je m’habille et j’arrive.

— On appelle Nyberg en attendant.

Wallander raccrocha avec le doigt et tendit le combiné à Martinsson.

— Nyberg, dit-il. Commence par lui.

La salle de séjour avait deux portes. Pendant que Martinsson parlait au téléphone, Wallander fit le détour par la cuisine. Un tiroir par terre, un placard ouvert, le sol jonché de papiers et de factures.

Wallander enregistrait tout ce qu’il voyait. À l’arrière-plan, il entendit Martinsson expliquer la situation à Nyberg, le technicien de l’équipe. Wallander continua vers la chambre à coucher, en faisant attention aux endroits où il posait les pieds. Les trois tiroirs de la commode étaient ouverts, le lit défait, la couverture tombée par terre. Avec un chagrin infini, il constata que Svedberg avait dormi dans des draps à fleurs. Le lit ressemblait à une prairie d’été. Il continua. Entre la chambre et le séjour, il y avait un petit bureau. Des rayonnages, une table de travail. Svedberg était un homme ordonné, son bureau au commissariat était toujours impeccable, jamais un papier superflu. Mais là, tous ses livres avaient été arrachés des étagères, les tiroirs vidés. Il y avait des papiers partout.

Wallander se tenait de nouveau à l’entrée de la salle de séjour, mais de l’autre côté. Cette fois, le fusil était au premier plan et le corps tordu de Svedberg à l’arrière-plan. Parfaitement immobile, il contemplait la scène — tous les détails, tous les restes figés du drame qui s’était joué là, dans cette pièce. Ses pensées tourbillonnaient. Quelqu’un avait dû entendre le coup de feu — ou les coups de feu. Tout indiquait un cambriolage. À quel moment ? Que s’était-il passé en réalité ?

Martinsson apparut dans l’encadrement de l’autre porte.

— Ils arrivent, dit-il simplement.

Wallander refit lentement son parcours en sens inverse. De la cuisine, il entendit un chien aboyer, puis la voix indignée de Martinsson. Il se dépêcha de regagner l’entrée et aperçut un maître-chien dans l’escalier ; derrière lui, quelques personnes en peignoir. Le policier au chien s’appelait Edmundsson. Il travaillait à Ystad depuis peu de temps.

— On a été prévenus d’un cambriolage, dit Edmundsson sur un ton hésitant. Dans un appartement appartenant à un certain Svedberg.

Il n’avait visiblement pas compris de quel Svedberg il s’agissait.

— C’est bon, dit Wallander. Il y a eu un accident. C’est l’inspecteur Svedberg qui habite là.

Edmundsson pâlit.

— Je ne savais pas…

— Comment aurais-tu pu le savoir ? Tu peux retourner au commissariat. On a déclenché l’alerte maximale.

Edmundsson le dévisagea.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Svedberg est mort. C’est tout ce que nous savons pour l’instant.

Il regretta aussitôt de l’avoir dit. Les voisins suivaient attentivement leur échange, sur le palier, et quelqu’un pourrait avoir l’idée de prévenir la presse. Des journalistes dans l’immeuble en ce moment, c’était bien la dernière chose dont ils avaient besoin.

Edmundsson disparut dans l’escalier. Wallander pensa confusément qu’il ne connaissait pas le nom de son chien. Il se tourna vers Martinsson.

— Tu peux t’occuper des voisins ? Quelqu’un a dû entendre les coups de feu, on saura peut-être tout de suite quand ça s’est passé.

— Il y a eu plus d’un coup de feu ?

— Je ne sais pas. Mais quelqu’un a dû entendre quelque chose.

La porte de l’appartement d’en face était ouverte.

— Demande à ce voisin de te recevoir, ajouta-t-il. Je ne veux personne chez Svedberg, et dans l’escalier, ça va être la bousculade, tu ne pourras pas interroger qui que ce soit.

Martinsson acquiesça. Il avait les yeux rouges et il tremblait encore.

— Qu’est-ce qui a bien pu se passer ?

— Je ne sais pas, répéta Wallander.

— On dirait un cambriolage. Tout est sens dessus dessous.

Le portail de l’immeuble claqua. Bruits de pas dans l’escalier. Martinsson commença à diriger les locataires ensommeillés et inquiets vers l’appartement du voisin.

Lisa Holgersson apparut.

— Je voudrais t’avertir de ce qui t’attend, dit Wallander.

— C’est à ce point ?

— Svedberg s’est pris une balle dans la tête. Avec un fusil de chasse, peut-être à bout portant.

Elle fit une grimace. Puis il la vit se raidir, se durcir intérieurement. Il la suivit dans l’entrée et indiqua le séjour d’un geste. Elle avança jusqu’à la porte et se détourna brusquement. Vacilla, comme si elle allait s’évanouir. Wallander la rattrapa par le bras et la conduisit jusqu’à la cuisine. Elle se laissa tomber sur une chaise. Une chaise à barreaux peinte en bleu. Puis elle leva la tête. Elle avait les yeux écarquillés.

— Qui a fait ça ?

— Je ne sais pas.

Wallander prit un verre sur l’égouttoir et lui donna de l’eau.

— Svedberg n’est pas venu au commissariat hier, dit-il. Il n’a prévenu personne de son absence.

— Ça ne lui ressemble pas.

— Non, pas du tout. Cette nuit, je me suis réveillé avec le sentiment que quelque chose clochait. J’ai pris ma voiture et je suis venu jusqu’ici.

— Ça ne s’est donc pas nécessairement passé hier soir ?

— Non. Martinsson est en train de demander aux voisins s’ils ont entendu quelque chose. Ça devrait donner des résultats, un coup de feu ne passe pas inaperçu. Sinon, il faudra attendre la réponse des légistes de Lund.

Au moment même où il prononçait ce commentaire neutre, Wallander le sentit résonner à l’intérieur de lui et constata qu’il avait la nausée.

— Il était célibataire, dit Lisa Holgersson. Mais avait-il de la famille ?

Wallander réfléchit. La mère de Svedberg était morte quelques années plus tôt. De son père, il ne savait rien. La seule parente qu’il lui connaissait avec certitude, il l’avait rencontrée un an plus tôt, au cours d’une enquête.

— Une cousine. Ylva Brink, sage-femme. Il y en a peut-être d’autres, mais je ne les connais pas.

La voix de Nyberg s’éleva dans l’entrée.

— Je reste ici quelques minutes, dit Lisa Holgersson.

Wallander rejoignit Nyberg, qui retirait ses bottes en caoutchouc.

— C’est quoi cette histoire, bordel ?

Nyberg était un technicien respecté. Mais il pouvait se montrer désagréable, voire hargneux. Il ne semblait pas avoir compris de quoi il retournait. Martinsson n’avait peut-être pas réussi à le lui dire ?

— Tu sais qui c’est ? demanda Wallander prudemment.

Nyberg lui jeta un regard furieux.

— Je sais qu’on m’a demandé de venir dans un appartement de Lilla Norregatan. Mais Martinsson était si bizarre au téléphone que je n’ai pas saisi les détails.

Wallander le considéra avec gravité. Nyberg, saisissant son regard, se calma tout de suite.

— C’est qui ? demanda-t-il.

— Svedberg. Il est mort. Quelqu’un l’a tué, on dirait.

— Kalle ? fit Nyberg, incrédule.

Wallander acquiesça en sentant grossir la boule dans sa gorge. Nyberg était l’un des rares collègues à appeler Svedberg ainsi. Son vrai prénom était Karl Evert. Mais Nyberg l’appelait par son diminutif : Kalle.

— Il est là-bas, poursuivit Wallander. Tué par un fusil de chasse. En plein visage.

Nyberg grimaça.

— Je n’ai pas besoin de te faire un dessin.

— Non. Ce n’est pas la peine.

Nyberg se dirigea vers la porte du séjour. Lui aussi eut un mouvement de recul. Wallander attendit un instant, comme pour lui laisser la possibilité de comprendre ce qu’il avait sous les yeux. Puis il le rejoignit.

— J’ai une question d’emblée. Décisive. Tu vois que le fusil est à plus de deux mètres du corps. Est-ce qu’il aurait pu se retrouver là si Svedberg s’était suicidé ?

Nyberg réfléchit. Puis il secoua la tête.

— Non, c’est impossible. Un fusil qu’on dirige contre soi ne peut pas être rejeté si loin. C’est absolument impossible.

L’espace d’un instant, Wallander éprouva un soulagement confus. Svedberg ne s’était donc pas tiré une balle dans la tête.

Il commençait à y avoir du monde dans l’entrée. Le médecin était arrivé, ainsi que Hansson. L’un des techniciens déballait déjà le contenu de sa mallette. Wallander se tourna vers eux.

— Écoutez-moi tous un instant. C’est l’inspecteur Svedberg qui se trouve dans cette pièce. Il est mort. Il a été assassiné. Je vous préviens, c’est terrible. Nous le connaissions tous. Nous le regrettons tous. C’était notre collègue et notre ami. Ça rend les choses beaucoup plus difficiles.

Il se tut, avec le sentiment intense qu’il devait ajouter quelque chose. Mais il avait épuisé sa réserve de mots Il retourna à la cuisine tandis que Nyberg et ses collègues se mettaient au travail. Lisa Holgersson était toujours assise au même endroit.

— Je dois appeler sa cousine, dit-elle. Si c’est bien sa parente la plus proche.

— Je peux le faire. Je la connais.

— Résume-moi la situation. Que s’est-il passé ?

— Alors il faut que Martinsson soit là. Je vais le chercher.

Wallander sortit sur le palier. La porte de l’appartement d’en face était entrouverte. Il frappa et entra sans attendre de réponse. Martinsson se trouvait dans le séjour avec quatre personnes, dont trois en peignoir. Deux hommes et deux femmes. Il fit signe à Martinsson de le suivre.

— Nous vous demandons d’attendre ici, précisa-t-il à l’intention des voisins.

Ils retournèrent dans la cuisine de Svedberg. Martinsson était très pâle.

— Reprenons depuis le début, dit Wallander. Quand quelqu’un a-t-il vu Svedberg pour la dernière fois ?

— Je ne sais pas si j’étais le dernier, dit Martinsson, mais je l’ai aperçu à la cafétéria mercredi matin. Il devait être à peu près onze heures.

— Comment était-il alors ?

— Comme d’habitude, puisque rien n’a attiré mon attention.

— Ensuite tu m’as téléphoné, dans l’après-midi, et nous avons convenu d’une réunion jeudi matin.

— Après cette conversation, je suis allé directement dans le bureau de Svedberg. Il n’y était pas. À la réception, Ebba m’a dit qu’il était parti pour la journée.

— Quand était-il parti ?

— Je ne lui ai pas posé la question.

— Qu’as-tu fait ensuite ?

— Je l’ai appelé chez lui. Je suis tombé sur le répondeur et j’ai laissé un message pour lui signaler la réunion du lendemain. J’ai rappelé plusieurs fois. Mais je n’ai jamais eu de réponse.

Wallander réfléchit.

— À un moment donné, au cours de la journée de mercredi, Svedberg quitte le commissariat. Tout semble normal. Jeudi il ne vient pas, ce qui est très inhabituel pour lui, qu’il ait ou non entendu ton message sur son répondeur. Svedberg ne s’absentait jamais sans prévenir.

— Autrement dit, intervint Lisa Holgersson, ça a pu se produire dès mercredi.

Wallander acquiesça.

À quel moment le normal devient-il anormal ? pensa-t-il. C’est ce moment que nous devons chercher.

Une autre pensée venait de le frapper : un commentaire qu’avait fait Martinsson à propos de son répondeur à lui, qui ne fonctionnait pas.

— Un instant, dit-il.

Il se rendit dans le bureau de Svedberg. Le répondeur était sur la table de travail. Il trouva Nyberg dans le séjour, agenouillé près du fusil. Wallander lui fit signe de le suivre dans le bureau.

— Je voudrais écouter le répondeur, mais pas saboter ton travail.

— Il n’y a pas de problème, dit Nyberg.

Il portait déjà des gants en plastique. Wallander hocha la tête et Nyberg enfonça la touche d’écoute.

Il y avait trois messages de Martinsson, précisant à chaque fois l’heure de son appel. Rien d’autre.

— Je voudrais entendre le message d’annonce, dit Wallander.

Nyberg enfonça une autre touche. Wallander sursauta en reconnaissant la voix de Svedberg. Nyberg avait réagi, lui aussi.

Je ne suis pas là. Mais laissez-moi un message.

C’était tout. Wallander retourna dans la cuisine.

— Tes appels ont été enregistrés, dit-il. Mais nous ne pouvons évidemment pas savoir s’il les a écoutés.

Le silence se fit. Tous trois pesaient les paroles de Wallander.

— Que racontent les voisins ? demanda-t-il.

— Rien. C’est très étrange. Personne n’a entendu de coup de feu. Pourtant, ils étaient chez eux presque tout le temps.

Wallander fronça les sourcils.

— C’est invraisemblable.

— Je vais continuer à les interroger.

Martinsson se leva. Un policier apparut à la porte de la cuisine.

— Il y a un journaliste dehors.

Et merde, pensa Wallander. Quelqu’un avait eu le temps et l’envie de téléphoner aux journaux. Il consulta Lisa Holgersson du regard.

— Nous devons d’abord prévenir la famille, dit-elle.

— On peut protéger l’information jusqu’à demain midi. Pas davantage.

Il se tourna vers le policier qui attendait des instructions.

— Pas de commentaire pour l’instant. Mais il y aura une conférence de presse demain au commissariat.

— À onze heures, précisa Lisa Holgersson.

Le policier disparut. Ils entendirent Nyberg rugir dans la salle de séjour. Puis le silence retomba. Nyberg était colérique. Mais ses crises ne duraient pas longtemps. Wallander alla dans le bureau et ramassa un annuaire qui gisait au milieu du désordre. Il s’assit à la table de la cuisine et finit par trouver le numéro d’Ylva Brink. Il interrogea Lisa Holgersson du regard.

— Appelle-la, dit-elle.

Il n’y avait rien de plus difficile pour lui que d’annoncer aux gens la mort d’un proche. En général, il se faisait accompagner par un prêtre. Plusieurs fois, il avait dû se débrouiller seul, mais il ne s’y était jamais habitué. Ylva Brink avait beau n’être que la cousine de Svedberg, ce serait dur. La première sonnerie résonna. Il remarqua que sa main se crispait d’appréhension.

Puis un répondeur se mit en route. Ylva Brink était de garde à la maternité jusqu’au matin.

Wallander raccrocha. Il se rappela soudain la nuit où il lui avait rendu visite, à l’hôpital, avec Svedberg. Cela ferait bientôt deux ans.

Mais Svedberg était mort. Il n’arrivait pas encore à le comprendre.

— Elle travaille, dit-il à Lisa Holgersson. Je vais aller la voir à l’hôpital.

— Oui, on ne peut pas attendre. Si ça se trouve, Svedberg a d’autres parents plus proches, que nous ne connaissons pas.

Wallander hocha la tête. Elle avait raison.

— Tu veux que je t’accompagne ? demanda-t-elle.

— Ce n’est pas nécessaire.

S’il avait pu choisir, Wallander aurait emmené Ann-Britt. Au même instant, il s’aperçut que personne ne l’avait prévenue. Elle aurait dû être là avec eux, présente dès le début de l’enquête.

Lisa Holgersson se leva et sortit. Wallander s’assit sur la chaise qu’elle venait de quitter et composa le numéro d’Ann-Britt. Une voix d’homme ensommeillée lui répondit.

— J’ai besoin de parler à Ann-Britt. C’est Wallander.

— Qui ?

— Kurt. De la police.

L’homme n’était pas bien réveillé, mais il paraissait furieux.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Je ne suis pas chez Ann-Britt Höglund ?

— La seule bonne femme qu’il y a dans cette maison s’appelle Aima Lundin et elle dort, merde.

Il avait fait un mauvais numéro. Il le refit, lentement cette fois. Ann-Britt décrocha à la deuxième sonnerie. Aussi vite que Lisa Holgersson.

— C’est Kurt.

Elle était tout à fait réveillée. Ses soucis l’empêchaient peut-être de dormir ? Dans ce cas, pensa Wallander, elle allait avoir un souci de plus.

— Qu’y a-t-il ?

— Svedberg est mort. Apparemment, il a été assassiné.

— Ce n’est pas vrai !

— Malheureusement si. Chez lui. Lilla Norregatan.

— Je connais l’adresse.

— Tu viens ?

— Tout de suite.

Wallander resta assis à la table de la cuisine après avoir raccroché. L’un des techniciens apparut dans l’encadrement de la porte et Wallander leva la main. Il voulait réfléchir. Pas longtemps, il avait juste besoin d’être seul pendant une minute. Il ne lui en fallut pas davantage pour comprendre que quelque chose clochait complètement. Mais quoi ? Le technicien reparut.

— Nyberg veut te parler.

Wallander se leva et alla dans le séjour. Les opérations qui s’y déroulaient dégageaient un fort sentiment de malaise, voire de souffrance. Svedberg avait toujours été présent parmi eux, dans ce genre de situation. Ce n’était pas un collègue haut en couleur. Mais tout le monde l’appréciait. Et maintenant il était mort.

Il vit le médecin agenouillé à côté du corps. De temps à autre, l’éclair d’un flash zébrait la pièce. Nyberg prenait des notes. Il rejoignit Wallander, resté sur le seuil.

— Svedberg possédait-il des armes ? demanda-t-il.

— Tu penses au fusil ?

— Oui.

— Je ne sais pas. En tout cas, il ne chassait pas, à ma connaissance.

— C’est curieux que le tueur ait laissé son arme.

Wallander acquiesça. Il avait eu la même idée.

— D’autres bizarreries ?

Nyberg plissa les yeux.

— Tout est bizarre quand un collègue se fait arracher la moitié du visage.

— Tu vois ce que je veux dire.

Wallander n’attendit pas la réponse. Dans l’entrée, il tomba nez à nez avec Martinsson, qui revenait de chez le voisin.

— Alors ? On a une heure ?

— Personne n’a rien entendu. Or, sauf erreur de ma part, il y a toujours eu au moins un locataire présent dans l’immeuble depuis lundi. De jour comme de nuit, soit à cet étage, soit à l’étage du dessous.

— Et personne n’a entendu de coup de feu ? C’est impossible !

— Le retraité au deuxième, un ancien professeur de lycée, me semble un peu sourd. Mais les autres n’ont aucun problème d’ouïe.

Wallander n’y comprenait rien. Quelqu’un avait forcément entendu le ou les coups de feu.

— Continue de les interroger, dit-il. Je dois aller à l’hôpital. Tu te souviens de la cousine de Svedberg, Ylva Brink, la sage-femme ?

Martinsson s’en souvenait.

— C’est probablement sa plus proche parente.

— Il n’avait pas une tante quelque part dans le Västergötland ?

— Je vais poser la question à Ylva.

Wallander descendit l’escalier. Il avait besoin de prendre l’air. Un journaliste attendait devant le portail. Wallander le connaissait. Il travaillait pour le quotidien de la ville, Ystads Allehanda.

— Que se passe-t-il ? Une grosse intervention en pleine nuit, dans un immeuble où réside un inspecteur du nom de Karl Evert Svedberg…

— Je ne peux rien te dire. Conférence de presse demain au commissariat à onze heures.

— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?

— Je ne peux pas.

Le journaliste, qui s’appelait Wickberg, hocha la tête.

— Ça veut dire que quelqu’un est mort, pas vrai ? Tu ne peux rien me dire parce que tu dois informer la famille. J’ai raison ?

— Si c’était le cas, j’aurais pu me servir du téléphone.

Wickberg sourit. Sans agressivité. Mais avec assurance.

— Ce n’est pas comme ça qu’on fait. On contacte un prêtre de la police. S’il y en a un. Alors Svedberg est bien mort ?

Wallander était trop fatigué pour se mettre en colère.

— Ce que tu penses ou ce que tu crois deviner n’a aucune espèce d’importance. Il y aura un point d’information à onze heures. D’ici là, tu n’obtiendras pas un mot, ni de moi ni de quiconque.

— Où vas-tu ?

— Me promener et m’aérer la tête.

Il s’éloigna. Deux croisements plus loin, il se retourna. Wickberg ne l’avait pas suivi. Wallander tourna à droite dans Sladdergatan puis à gauche dans Stora Norregatan. Il constata qu’il avait soif. Et envie d’uriner. Aucune voiture en vue. Il soulagea sa vessie contre une façade. Puis il continua.

Quelque chose cloche, pensa-t-il. Quelque chose cloche complètement.

Sa conviction était de plus en plus forte. Elle lui vrillait le ventre. Pourquoi avait-on tué Svedberg ? Qu’était-ce donc, dans cette image terrifiante du mort au visage arraché, qui clochait à ce point ?

Wallander était parvenu à l’hôpital. Il contourna le bâtiment, sonna à la porte des urgences et prit l’ascenseur jusqu’au service Maternité. Des images l’assaillirent. À nouveau, Svedberg et lui allaient parler à Ylva Brink. Mais il n’y avait plus de Svedberg.

Comme s’il n’avait jamais existé.

Soudain il aperçut la sage-femme de l’autre côté des portes vitrées. Ylva Brink découvrit sa présence au même instant, mais sans le reconnaître. Puis son expression changea, et elle vint lui ouvrir.

Elle comprit aussitôt qu’il était arrivé quelque chose.

Les Morts De La Saint-Jean - La Muraille Invisible - L'Homme Inquiet
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